témoignages + 2011 Janvier, témoignage de M., une fille sortie de la rue

 

Remarque préliminaire du traducteur: cette traduction du témoignage de M. n’est pas fidèle. Si le contenu a été restitué le plus fidèlement possible (encore que plus d’une fois il a fallu interpréter, donc avec un risque elevé de mal comprendre), le style n’est pas celui de M. qui s’est exprimée de façon plus directe, parfois un peu chaotique, mais surtout avec une grande émotion qu’on ne retrouve pas dans cette traduction “aseptisée”, où les phrases sont courtes et construites, la syntaxe correcte, la ponctuation présente. C’était pour moi la seule façon de respecter M. C’est un choix. Ce qu’elle a vécu est suffisamment tragique sans qu’il ne faille y ajouter des effets de style. A.D.

 

Celui qui peut traverser la vie sans éprouver de la douleur n’est sans doute pas encore né.”

Ce n’est pas l’école qui nous éduque mais la vie.”

 

Avant de raconter l’histoire de ma vie, je souhaite partager avec vous ces deux phrases. Pourquoi ? Parce qu’elles sont les deux armes qui m’ont aidée à voir clair et à vivre cette nouvelle étape de ma vie maintenant. Je vous dirai ensuite pourquoi je m’identifie à ces phrases.

 

Je ne sais pas comment commencer ce récit. Parfois il y a des blessures de l’âme qu’il est difficile de soigner.

Bien, voilà le témoignage que je peux partager avec vous :

Quand j’avais quatre ans, ma maman est morte du cancer.  Nous étions à huit frères et soeurs, mais cinq d’entre eux étaient déjà partis et se trouvaient dans une autre famille. Il ne restait qu’un frère de quelques mois et un autre de 13 ou 14 ans. Ma maman est morte dans la pièce où nous vivions. Avant de mourir elle avait confié mon jeune frère de quelques mois à sa marraine. Il était en fort mauvaise santé et souffrait de malnutrition. Finalement quand ma maman est morte, il n’y avait que ma grand’mère (défunte), la maman de mon papa et moi. Mon papa partait chanter dans les bus avec mon frère plus âgé, celui de 13 ou 14 ans. Cette nuit-là, je n’ai pas ressenti de souffrance, je n’ai pas pleuré, peut-être je ne comprenais pas bien ce qui se passait. Je l’ai vue mourir comme une chose normale. Bon, quand ma mère est morte, ils l’ont enterrée. Peu après, mon père a chassé mon frère de l’hôtel (à l’époque, nous vivions dans un hôtel et c’est là que ma maman est morte).

 

Pendant les trois premières années où je suis restée seule avec mon papa, tout se passait bien, mais ensuite il s’est mis en ménage avec une autre femme et alors les problèmes sont arrivés en force. Je ne me plaignais pas de la pauvreté, ni du travail que je faisais avec mon papa. Il s’agissait de demander l’aumône dans les bus : nous chantions tous les deux. Presque tous mes frères étaient  passés par là. Mais ce qui m’était vraiment pénible, c’était l’indifférence grandissante de mon papa à mon égard. Et quand je chantais dans les bus ou que je demandais de l’argent dans les cafés, tout était pour la femme de mon papa et pour ses trois enfants. Parfois elle ne me donnait plus à manger, je retournais alors dans la rue pour essayer d’avoir un peu d’argent et si je n’apportais pas la quantité voulue, alors je n’avais pas le droit de lui demander à manger.

 

Je me souviens qu’un des fils de cette dame, qui était plus âgé, se livrait à des attouchements sur moi. Et en même temps ils volaient l’argent de mon papa. Une fois, ils ont volé de l’argent et l’ont mis dans un petit sac que mon papa m’avait offert. Mon papa y a trouvé l’argent et m’a frappée très violemment avec une cravache. Il coyait que je l’avais volé, il ne me croyait pas. Je ne pouvais plus supporter la façon dont il me traitait. Je me suis enfuie de chez moi. J’avais sept ans.

 

J’ai été dans la zone Un de la capitale à côté de l’église du Calvaire. Je me suis assise et j’ai demandé l’aumône, la seule chose que je savais faire. Un monsieur m’a prise avec lui et m’a conduite chez sa belle-soeur, une dame qui recyclait du papier et des bouteilles. Tous les jours j’allais travailler avec elle. Mais un jour, elle s’est mise à fumer de la marijuana et m’a montré comment le faire. Le lendemain le fils de cette dame a dit à un voisin qu’elle fumait cette drogue et que c’était de ma faute. La dame m’a frappée avec un câble de télévision, elle m’a écorché toute l’épaule et m’a jetée à la rue. J’étais restée quinze jours avec elle et mon papa me cherchait par la radio et les journaux, car il me tenait pour disparue.

 

Je suis revenue avec mon papa, mais peu après les problèmes ont recommencé. J’ai continué à demander l’aumône. C’est alors que m’est arrivé ce qui arrive presque toujours à la plupart des petites filles. J’avais neuf ans. C’était la nuit et il pleuvait, j’étais toute mouillée et je demandais de l’argent aux voitures qui passaient. Un monsieur m’a proposé son aide : il me donnerait des chaussures et des vêtements. Moi, j’étais presque sans chaussures et avec des vêtements de misère. Je suis montée dans la voiture et il disait qu’il me conduirait chez sa femme pour qu’elle me donne ce qu’il m’offrait. Mais il n’en fut pas ainsi. Il m’a conduite dans un endroit éloigné, isolé et obscur et m’a violée. Il voulait me tuer. Il ne m’a pas pénétrée, il m’a violée avec ses doigts. Je saignais abondamment. Il m’a obligée à pratiquer une fellation. Il m’a mis un poignard sur la gorge et ensuite, je me souviens qu’il est descendu de la voiture. Je saignais toujours. Il m’a donné des vielles chaussures et ensuite m’a abandonnée. Voilà l’aide et le cadeau qu’il m’a offerts. Je ne pouvais pas marcher correctement, j’avais beaucoup de fièvre. J’ai arrêté un taxi qui passait et j’ai demandé de me conduire à la zone Un. Je n’avais plus peur à ce moment de ce qui pouvait m’arriver. Il me conduisit chez mon papa et ma belle-mère. Ils étaient occupés à me chercher. J’ai raconté à ma belle-mère ce qui m’était arrivé mais je lui demandais de ne rien dire, car j’avais peur que mon père me batte.

 

Cela, je le raconte parce qu’à partir de ce moment, ma vie a commencé à s’obscurcir. Elle n’avait plus de sens pour moi. Je n’ai jamais rendu visite à un médecin depuis ce viol et il y a quelque chose en moi qui ne s’est pas guéri et qui, je crois, ne guérira jamais. Néanmoins je réussis un peu à vivre avec ça.

 

Bon, les problèmes ont continué à la maison : maltraitance physique et psychologique. Mon papa restait avec ma belle-mère qui était alcoolique. Ils eurent un fils dont je m’occupais, mais ils l’ont enlevé parce que mon papa était aveugle et moi, j’avais 10 ans. Par l’intermédiaire du comité des aveugles (un centre d’aide pour les aveugles), mon papa recevait une aide économique et l’aide d’une assistante sociale. Ils décidèrent que je pouvais être la soeur du bébé, mais pas la mère et ils le mirent dans une autre famille. Il y est encore ou il est parti, je n’en ai rien su.

 

A une époque où mon père n’était plus avec sa compagne, il s’est passé une chose qui a achevé de me désespérer et m’attrister : il a abusé de moi, il voulait que je sois comme sa femme. Je lui demandais de ne pas retourner avec cette femme et alors je me souviens qu’il disait qu’il était d’accord de la laisser, mais que moi, je devais satisfaire les besoins qu’il avait comme homme. Alors j’ai dû accepter qu’elle revienne avec lui pour qu’il n’abuse plus de moi ni me dire ces choses. Il m’a beaucoup frappée. Ensuite il m’a envoyée vendre des bonbons et des cigarettes, dès l’aube, dans les pulmas (les bus) qui vont dans les autres départements. Et comme il ne m’achetait pratiquement rien, j’ai commencé pour ainsi dire à me prostituer. J’ai été avec quatre hommes qui me donnaient de l’argent seulement pour coucher avec moi. Maintenant je vois que c’était de la prostitution, mais à cette époque, je ne le voyais pas ainsi. Il m’ont embobinée de leurs discours et je ne comprenais pas bien. Pourtant ils me faisaient peur. J’ai commencé à fumer des cigarettes et à onze ans, à boire de l’alcool.

 

J’allais à l’école et j’étais une bonne élève. Mes institutrices m’aimaient beaucoup. Elles connaissaient un peu de ma vie. Les rares fois que j’allais à l’école, elles me voyaient toujours en manque de sommeil et savaient que c’était à cause du travail dans les bus.

 

A la maison, je continuais à être maltraitée et à douze ans, j’ai pris la décision d’aller vivre dans la rue. Je dormais sur les étagères dans les boutiques en bois de la 18e rue. C’est là que j’ai fait la connaissance d’un type que j’avais déjà connu avant. En effet, avant de partir de chez moi, j’allais avec une dame qui vendait et vend encore des journaux à l’Amate, sous le pont. Et la maman de ce garçon venait acheter des journaux pour les revendre. Et je lui ai plu et c’est ainsi que je le connaissais. Lui restait dans la rue et c’est ainsi que j’ai commencé à aller dans la rue. Il ne me plaisait pas. Je ne me sentais pas bien avec les hommes. Cependant il me fit faire le guet et m’apprit à voler.

 

Ensuite les éducateurs de Casa Alianza sont arrivés là, ils m’ont parlé de Casa Alianza et j’ai accepté d’y aller. J’avais mal à un pied parce que je m’étais coupée et je ne pouvais pas bien marcher. C’est ainsi que j’ai connu Casa Alianza pour la première fois. Ils m’ont remis dans ma famille composée de mon papa et de ma belle-mère.

 

Mais peu après, je retournais à la rue et ainsi j’ai découvert la drogue et j’ai commencé à respirer de la colle. J’avais douze ans. Ensuite, j’ai consommé les autres drogues, la marijuana avec du crak ou de la coke, l’alcool et enfin du solvant. J’entrais et je sortais de Casa Alianza. Je faisais déjà partie d’un groupe de rue qui se trouvait dans la zone 11 et que le Mojoca ne connaissait pas.

 

Nous avons commencé à nous regrouper en bandes et alors nous n’étions plus seulement des jeunes de la rue, mais nous sommes passés à une autre étape, je crois, plus compliquée. J’ai pu sortir de ce groupe parce que au lieu de rendez-vous, ils avaient tué une fille d’un quartier rival. Et le chef de la bande nous dit de récupérer le corps, de laver le sang et de creuser un trou pour l’y enterrer. Et c’est ce que nous avons fait. Ensuite nous l’avons brûlée. Et si nous ne le faisions pas, nous étions les suivants à mourir. Ici, au Mojoca, il y avait plusieurs de mon groupe qui étaient présents. Ensuite les responsables de l’assassinat s’enfuirent en nous abandonnant. Le reste du groupe, ceux du quartier, voulaient nous brûler, ne nous supportaient plus parce que là, on volait aussi les gens qui sortaient de leur travail. C’était un lieu où il y avait et il y a beaucoup de maquilas (ateliers d’assemblage de pièces surtout de vêtements) et auparavant on avait tué un ouvrier et pour cela, ils ne voulaient plus de nous ici et chacun est parti de son côté. Environ une semaine plus tard, je suis revenue sur les lieux, mais quand j’ai vu que les agents du ministère public avaient découvert le corps de la fille, j’ai vite fait demi-tour et je suis partie ailleurs.

 

A ce moment j’avais entre 15 et 16 ans. J’ai continué à vivre dans la rue dans d’autres quartiers et ensuite j’ai connu le groupe de Bolivar où il y avait des filles que j’avais connues à Casa Alianza : (suivent cinq prénoms). Q. avait aussi connu le groupe auquel j’appartenais la première fois, mais elle ne se droguait pas. Elle était la plus jeune et ils ne la laissaient pas faire. Ensuite quand je l’ai vue à Bolivar, elle consommait déjà et on l’a fait toutes les trois alors qu’on ne le faisait pas auparavant, ce qui m’a étonnée.

 

Plus tard B. me conduisit une première fois au Mojoca, mais je n’ai fait qu’entrer et m’enfuir. A 19 ans, quand je tombais pour les dernières fois dans la drogue, (quatre prénoms) m’ont invitée à aller au Mojoca, mais je leur ai dit que j’y étais déjà allée une fois et que ça ne m’avait pas plu. Elles m’ont joué un bon tour, elles m’ont dit que si je n’y allais pas, elles n’iraient pas non plus et qu’elles resteraient avec moi toute la journée dans la rue et de la sorte, elles m’ont fait venir de nouveau au Mojoca.

 

J’ai commencé à suivre la formation des femmes, c’était en 2005, j’avais 19 ans. Je n’ai pas fait plus d’un mois dans l’éducation interne dont les responsables étaient alors P. et A. Ensuite j’ai demandé de l’aide pour la réinsertion par le logement et ils m’ont aidée à payer le loyer, vu que j’avais plusieurs choses que j’avais faites avec ma compagne, car pour ceux qui ne le savent pas, je vivais avec une femme et je me sens bien comme je suis. Elle a eu une petite fille et c’est cela qui m’a le plus motivée à quitter la rue. Ensuite, elle a eu un petit garçon et maintenant ce sont mes enfants, même si je n’ai fait que les élever, je les adore, je les aime tellement, ils sont ma vie (deux prénoms). Maintenant, même si je ne vis plus avec ma compagne, je garde des contacts avec mes petits bouts, je leur rends visite les week-ends. Ils ont été ma force et maintenant, je sais ce que je suis. Certains à mon travail savent respecter mon travail. Ma vie personnelle est très particulière et mon travail aussi, c’est autre chose, même si nous avons des expériences similaires avec la population. J’aime le travail que je fais.

 

Voilà, je crois avoir raconté la plus grande partie de ma vie. Si je continue, je n’aurai pas fini aujourd’hui et il est déjà 7h30. Nora, merci de m’écouter de cette façon. J’espère de ne pas avoir suscité de la pitié. Au contraire, je voudrais que ce soit un exemple de ce que tout dans la vie peut changer. En fin de compte, rien n’est triste ni trop joyeux. Dans la vie, il faut lutter, lutter tous les jours et apprendre aussi des expériences négatives et chaque fois tu évolues jusqu’à acquérir une grande maîtrise dans ta vie. Maintenant, vous comprenez mes deux phrases du début, non ?

 

A bientôt, je vous embrasse tous, au revoir !