témoignages + 2009 mars 24, Rome

 

Chères amies, chers amis des filles et des garçons de la rue,

 

Il y a longtemps que je n’ai plus écrit de lettre de la rue. Le déménagement que nous avons effectué au début de décembre, la préparation de la fête de l’inauguration du 31 janvier, l’élection de nouveaux membres du comité de gestion, deux assemblées de notre association  juridique, la préparation d’un outil méthodologique qui permet de vérifier mois par mois dans quelle mesure nous atteignons nos objectifs et réalisons les activités programmées, les réunions de travail avec le comité de gestion, le collectif du personnel, les communautés des maisons du 8 mars et des amis, le groupe des Quetzalitas, et avec chaque groupe de travail (rue, école, formation professionnelle, insertion dans le travail, micro-entreprises et micro-crédits, insertion dans le logement, services juridique, psychologique, de santé, cantine, administration, comptabilité), ont pris tout mon temps. Mais vous avez été dans nos pensées et nous nous sommes rappelés de toutes et tous avec amitié et gratitude, spécialement à l’occasion de la splendide fête d’inauguration de la maison.

 

Dans cette lettre, je vous donnerai quelques nouvelles qui vous permettront de vivre des moments de la vie des filles et garçons du Mojoca.

 

2008 une année de développement difficile

 

L’année dernière a été certainement une année difficile. Comme toujours, ce sont les pauvres qui subissent majoritairement les effets désastreux du développement neolibéral, du désastre annoncé du système financier des Etats-Unis et du système oppressif qui dominent.

 

L’augmentation des prix des aliments de base a rendu difficile la survie des filles et garçons de la rue. Dans la maison du 8 mars, nous ne réussissons pas avec les subventions prévues, à arriver à la fin du mois. La dernière semaine, il n’y avait pas de gaz pour chauffer l’eau pour les douches dans les mois les plus froids de l’année et on mangeait presqu’uniquement du riz et des haricots.

 

Le chômage, comme chez nous, est en augmentation continuelle. Beaucoup de fabriques et d’entreprises ferments leurs portes et le nombre de ceux qui cherchent du travail a considérablement augmenté avec l’expulsion de dizaines de milliers de personnes des Etats-Unis. Mais au Guatemala, il n’y a pas de sécurité sociale et les services essentiels (santé, éducation, logement) sont inaccessibles à la majeure partie de la population.

 

La violence augmente continuellement. En une seule année, plus de cent chauffeurs d’autobus ont été assassinés dans la capitale parce qu’ils ne payaient pas la somme demandée par les bandes criminelles. Il y a des quartiers populaires qui se vident parce que les gens ne parviennent plus à payer la somme de 60 euros par semaine extorquée par ces bandes. Le salaire moyen d’un peu plus de 120 euros par mois n’est pas suffisant pour faire front à ces extorsions. Un de mes étudiants de la faculté de science de la formation de Viterbo, qui travaille dans un quartier où est situé le deuxième cimetière de la capitale, me disait que chaque jour au moins 15 personnes étaient enterrées, principalement des jeunes assassinés. Aussi la zone 1 de la ville, dans laquelle se trouvent nos maisons, est contrôlée par la criminalité organisée. On doit payer pour pouvoir continuer une activité commerciale et nous savons que nous aussi sommes contrôlés par ces bandes.

 

Une autre difficulté qui a ralenti et en partie désorganisé nos activités est due à la reconstruction de notre centre social qui nous a obligés à transférer la majeure partie de nos activités dans les maisons d’habitation ou dans d’autres locaux loués. Certaines activités ont été suspendues.

Naturellement, ces conditions défavorables ont pesé sur la réalisation de nos objectifs. Par exemple, dans les derniers mois de l’année, quand toutes les écoles avaient déjà fermé pour les vacances, qu’une de nos institutrices était malade et l’autre en vacances, c’était plus difficile de continuer l’école interne.

 

Malgré cela, le Mojoca a continué à progresser et 2008 a été l’année par excellence des échanges internationaux et d’un plus grand engagement politique du Mojoca avec la participation au forum social des Amériques.

 

Premiers mois de 2009, une reprise spectaculaire

 

Une amie italienne, arrivée au Mojoca pendant la période de transition, me disait que les jeunes avaient peu d’envie d’étudier et de travailler. J’ai répondu qu’il était nécessaire d’attendre la nouvelle année scolaire et la nouvelle maison. Quand on travaille avec des personnes qui ont subi tant de violences depuis leur naissance, on ne peut pas obtenir d’un jour à l’autre des changements radicaux. Il faut laisser le temps au temps. E pour bien reprendre les activités, nous avons besoin d’un temps suffisant pour nous remettre dans l’ambiance de la nouvelle maison et réorganiser les activités. La hâte aurait provoqué des retards et fait du tort.

 

En effet, depuis la mi-février, le Mojoca a trouvé sa vitalité et sa créativité. Un objectif très important a été finalement atteint: l’autogestion totale. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, nous pouvons dire que le Mojoca est réellement dirigé par les filles et les garçons de la rue. Il y a trois ans, un passage important a été accompli quand les décisions qui concernaient le fonctionnement des programmes ont été prises uniquement par les filles et les garçons du Mojoca, après débats avec les accompagnatrices et les accompagnateurs. Mais ils n’avaient pas encore un plein contrôle de la gestion de l’argent et de l’association juridique.

 

Avec la création d’un département d’administration, duquel font partie trois filles sorties de la rue, l’administratrice et moi-même, toute la gestion des finances et du personnel est contrôlée par les représentants des filles et des garçons de la rue. Aucune dépense ne peut se faire sans la signature de Sara et de Glenda qui ne permettent pas de dépenses non prévues dans la programmation et contrôlent scrupuleusement les dépenses effectuées.

 

Enfin, l’assemblée générale de l’association juridique a élu Glenda comme présidente, c’est-à-dire comme responsable et représentante légale de l’association. C’est elle qui signe tous les actes officiels, les contrats de collaboration avec des associations guatémaltèques et d’autres pays. Si nous ajoutons que les 90 % des membres de notre association sont des jeunes sortis de la rue, il vous sera évident que l’objectif de l’autogestion a été finalement réalisé.

 

Récemment, une personne amie en Europe me disait que beaucoup de filles et de garçons du Mojoca ne faisaient pas d’efforts suffisants pour atteindre une vie indépendante et qu’il lui semblait que cela leur plaisait de vivre de l’assistanat. Je pense que parfois il y a des filles qui préfèrent rester quelques mois de plus dans la maison du 8 mars et je peux comprendre leur souhait après des années vécues dans la misère de la rue, sans un lit, une place à table et surtout sans respect ni amour. Parfois, j’en viens à penser que ce sont nous les Européens qui vivons assistés. Beaucoup d’entre nous ont une retraite, le droit à l’assistance sanitaire et à beaucoup d’autres commodités qui proviennent de l’exploitation du tiers-monde qui favorise la fuite à la rue de beaucoup de jeunes.

 

Le Mouvement est toujours en mouvement.

 

Les filles et les garçons ont résolument refusé l’assistanat, en n’acceptant pas la proposition généreuse d’augmenter les subventions pour l’année 2009. Les filles de la maison du 8 mars ont commencé à chercher un travail et ont décidé de donner 25 % de leur maigre salaire ou des bourses d’études qu’elles reçoivent pour contribuer aux dépenses de leur maison. Les garçons de la maison des amis ont aussi commencé à chercher un travail; quelques-uns donnent déjà leur contribution pour les dépenses de la maison. Enfin, l’assemblée générale a approuvé la création d’un réseau d’amitié au Guatemala «AMIGAOS DEL MOJOCA» (ami(e)s du Mojoca). Nous étudions la création de micro-entreprises (produits cuisinés, pain et gâteaux, lait de soja) qui pourraient donner du travail à des jeunes et profiter un peu au Mojoca même. Je profiterai de mon séjour en Belgique pour rencontrer des artisans et des petits industriels qui produisent de l’excellent chocolat, pour étudier la possibilité d’initier une activité similaire au Guatemala. Les amis du réseau d’amitié belge ont déjà pris les contacts et ont reçu 3000 boites pour des chocolats. Comme vous le voyez, le Mouvement est toujours en mouvement.

 

J’ai déjà évoqué l’amélioration de notre organisation avec la création d’un département d’administration qui a aussi la tâche de la supervision des divers programmes et de la formation du personnel. Et l’outil méthodologique que nous avons élaboré sur base de dix années d’expérience nous permettra un travail plus systématique et efficace. Cette année, nous donnerons une importance particulière à la formation et à l’engagement politique. Nous avons adhéré au «groupe 8 mars» qui coordonne trente-six associations engagées dans la défense de la vie et des droits des femmes. Le Mojoca a participé à la manifestation du 8 mars avec une centaine de filles et de garçons. Cette manifestation avait été soigneusement préparée et chaque groupe avait préparé des banderoles et des pancartes colorées qui disaient leurs revendications. Nous participerons aussi à l’organisation de la manifestation du 1er mai et nous collaborons avec différentes coordinations de revendication et de lutte. Nous sommes l’unique association d’enfants et jeunes de la rue à avoir un engagement politique pour changer la société guatémaltèque et internationale.

 

Un défi continuel avec la mort

 

Une fille de la rue résumait sa vie avec ces paroles. Et on pourrait ainsi résumer la vie de chaque fille et de chaque garçon de la rue: une lutte continuelle contre la mort, celle violente des sicaires et des escadrons de la mort, celle invisible du sida; des maladies de la rue et des drogues. Sortir de la rue est un processus lent, tortueux, difficile. Cela requiert une restructuration de la personne, de son identité, de ses valeurs, de ses projets de vie. Toutes et tous n’y réussissent pas mais des centaines de personnes qui ont participé au Mojoca vivent maintenant en-dehors de la rue. Et si on veut faire une évaluation du Mojoca, c’est cela qui compte.

 

Dans les rapports officiels, on nous demande des chiffres et c’est normal qu’on le fasse. Mais, quand je vois les enfants des filles et des garçons sortis de la rue qui vivent la vie des enfants ou des adolescents de leur âge, qui fréquentent l’école, qui jouent, qui sont bien habillés, qui semblent heureux, je me dis que même pour un seul de ces enfants cela valait la peine de travailler pendant seize ans.

 

Dans mes lettres, je vous parle de nos succès et de nos échecs, de notre organisation, de nos programmes, mais c’est difficile de rendre compte de ce qu’est la vie quotidienne au Mojoca ou à la maison du 8 mars. Ce qui est important, ce sont les relations avec chaque fille et avec chaque garçon, le dialogue avec eux, l’amitié, être à leurs côtés dans les moments de difficultés. C’est la joie de voir les progrès de chacune et de chacun, la douleur quand ils n’en font pas ou quand ils retournent dans la rue et recommencent à se droguer ou abandonnent l’école ou le travail. C’est le moment de leur faire sentir qu’ils ne sont pas jugés mais compris et aimés et qu’ils sont attendus. A la maison du 8 mars, quand une fille ne rentre pas, on forme un groupe qui va à sa recherche et s’il la trouve, tente de la convaincre de revenir et de ne pas perdre des jours ou des mois d’effort. A la maison du 8 mars, comme dans toutes les familles il y a des difficultés, des querelles, parfois dures parce que dans la vie de la rue il faut être durs pour survivre. Mais en même temps, dans les moments de difficultés, une grande solidarité se manifeste. Il y a toujours des filles disponibles pour accompagner aux premiers secours, à n’importe quelle heure de la nuit, une fille ou un enfant malade, à leur porter les repas que l’hôpital ne distribue pas, à se charger des enfants des mères qui sont à l’hôpital, qui travaillent, qui étudient. Dans la maison du 8 mars, les enfants sont filles et fils de toutes. Il y a parfois une épidémie de varicelle et tous les enfants qui ne l’ont pas encore eue tombent malades l’un après l’autre. Toutes les filles deviennent alors infirmières bénévoles. A la naissance d’un enfant, toutes prennent soin du nouveau-né et de la mère. Lorsqu’arrive une nouvelle fille, toutes lui souhaitent la bienvenue et lui disent: «ici ce n’est pas un foyer, une maison familiale ou un institution, nous sommes une famille et nous nous aidons mutuellement». Et si une fille a cherché un refuge contre les violences de son mari, toutes les autres la protègent et ne la laissent pas sortir seule.

 

Un groupe solidaire au milieu de l’égoïsme et de la haine dominants.

 

C’est cela le Mojoca, un petit espoir dans la nuit sombre de l’oppression et de la dévastation neolibérale, une famille avec ses difficultés mais solidaire au milieu de l’égoïsme et de l’haine dominants. C’est un réseau d’amitié qui nous unit, nous tous et eux tous. C’est un rêve impossible devenu réalité. Un rêve que nous ne laisserons pas détruire par la crise mondiale qui frappe aussi chacun de nous.

 

Certes, 2009 a commencé avec la faillite d’institutions importantes qui s’occupaient des jeunes de la rue. «Casa Alianza», la puissante organisation américaine présente au Guatemala depuis les années 80, a fermé ses portes à 5 h. du matin, un jour de janvier; des gardes et des avocats sont arrivés et ont expulsé tous les travailleurs du siège central. «Solo para Mujeres» a fermé ses programmes pour les filles de la rue qu’elle n’héberge plus dans ses maisons. Depuis des années, «Médecins sans frontières» a fermé ses activités avec les filles et les garçons de la rue et à présent, une autre institution avec laquelle le Mojoca avait pris des accords pour le secteur de la santé, arrête beaucoup de ses activités. Une autre institution historique, «La Maison de l’enfant» qui accueille les enfants de 7 h. à 18 h., depuis leur naissance jusqu’à leur entrée à l’école primaire, est sur le point de cesser ses activités. Tous les enfants qui vivent dans la maison du 8 mars et les enfants de beaucoup de filles sorties de la rue sont accueillis dans cette institution qui n’est pas chère alors que les autres crèches et écoles maternelles sont trop chères pour les gens pauvres.

 

Le Mojoca est la seule association qui continue à travailler dans la rue et sa présence est plus que jamais nécessaire. Le 22 février, après la réunion et le repas avec les Quetzalitas et leurs enfants, j’étais assis dans le patio. Je parlais avec quelques filles quand un petit garçon de 8 ans s’est approché de moi et m’a demandé: «comment tu fais pour trouver les sous pour le Mojoca?». Une fille qui avait entendu la question a répondu en indiquant Jacqueline, coordinatrice du réseau belge, son mari Marcel et leur fils Benoit: «Ce sont des personnes comme eux qui nous aiment et partagent avec nous». Et alors, j’ai expliqué au petit garçon, qui m’écoutait avec beaucoup d’attention, ce qu’étaient les réseaux belge et italien, des associations d’amitié formées de personnes qui n’ont pas beaucoup d’argent mais qui ont un grand cœur et aiment les enfants qui sont loin comme s’ils étaient leurs propres enfants.

 

Les temps sont certainement difficiles et il serait raisonnable de prévoir une diminution de nos rentrées. Mais notre projet n’est pas une entreprise raisonnable, c’est un rêve impossible à réaliser qui est devenu réalité grâce à tant de personnes comme vous en Belgique, en Italie et dans d’autres pays. Je suis sûr que nous saurons répondre à la crise du moment avec un supplément d’engagement, de générosité et de créativité. Le Mojoca ne fermera pas ses portes tant qu’il y aura une seule fille ou un seul garçon contraint de vivre dans l’humiliation de la rue.

 

 

 

Je vous embrasse affectueusement,

Gérard