témoignages + 2006 Janvier CASI-UO

Non au cynisme: plutôt de l’espoir et des pistes pour réfléchir

Début novembre, nous avons eu le plaisir de recevoir, dans le cadre de la préparation des activités de l’atelier théâtre, la visite de Gérard Lutte.

Cela faisait très longtemps que Gérard n’était plus venu au CASI - UO. La dernière fois, il avait sans doute dû s’adresser, dans le même genre de circonstances, à des jeunes également. Mais ces jeunes sont aujourd’hui devenus des adultes, des  parents, etc.

Certains sont même les parents de nos adolescent(e)s qui constituent aujourd’hui le groupe de l’atelier théâtre. Beaucoup d’années se sont écoulées depuis lors et pourtant, à y regarder de plus près, les raisons qui nous ont poussé aujourd’hui à vouloir rencontrer Gérard Lutte restent sensiblement proches des intentions dont se nourrissait le CASI - UO à l’époque de Bruno Ducoli.

Gerard Lutte

Longtemps professeur en psychologie de l’enfant et de l’adolescent à l’université de Rome où il donne encore régulièrement cours, Gérard Lutte est aujourd’hui engagé dans un travail social et culturel avec des  jeunes de la rue au Guatemala. Mojoca (Movimiento de Jovenes de la Calle - Mouvement des jeunes de la rue), l’association qu’il a mis en place là-bas, a pour but d’aider les filles et les garçons qui veulent quitter la rue sans passer par une institution. Ce mouvement propose des activités de formation dans la rue, les prisons, et dans la maison de l'amitié où les jeunes peuvent profiter de cours d'éducation, d’alphabétisation, de post-alphabétisation, de l'école primaire et de cours de formation professionnelle, ainsi que de l'alimentation et des soins de santé physique et mentale.

Nous avons rencontré Gérard Lutte et enregistré son entretien avec les jeunes du CASI - UO dont voici quelques extraits.

Notre discussion tournait essentiellement autour de son livre «Les enfants de la Rue au Guatemala, princesses et rêveurs (L’Harmattan, 1997)». Ce livre est un recueil de témoignages recueillis par Gérard Lutte auprès d’une soixantaine de jeunes des rues.

Au sujet du Guatemala

Le Guatemala est un petit pays d’Amérique Centrale qui compte plus ou moins 12 millions d’habitants, avec au nord le Mexique et au sud le Salvador et le Honduras. C’est un pays d’une extrême misère où une infime minorité accumule les richesses et où trois quarts de la population vit dans la pauvreté. Il y a la famine, des enfants qui ont faim... Beaucoup de gens sont contents lorsqu’ils peuvent manger un plat de haricots par jour. C’est ça, le Guatemala: un pays exploité par les riches du pays et par les multinationales et les Etats- Unis.

C’est un symbole du monde dans lequel nous vivons parce que dans nos sociétés, les jeunes sont de plus en plus marginalisés. On le voit bien avec les révoltes qui se passent en France et qui pourraient bien gagner la Belgique. Ici aussi il y a beaucoup de gens qui ne sont pas respectés et qui n’ont pas d’avenir, de possibilités de réaliser leur rêves.

Les filles des rues sont des filles comme vous, avec les mêmes aspirations et la même envie d’être heureuses. Elles ont des rêves et voudraient être respectées, écoutées, faire quelque chose  de leur vie. Seulement elles n’ont pas eu la même chance que vous de pouvoir fréquenter l’école, d’avoir une famille.

Habituellement, ce ne sont pas des filles qui ont été abandonnées, ce sont des enfants qui vivent dans des milieux extrêmement pauvres, des bidonvilles où tout manque, où la plupart du temps elles souffrent de violence à l’intérieur de la famille. Et il ne s’agit pas de familles normales: souvent leur père est parti et le beau-père prend avec violence, parfois même sexuelle, sa place dans la famille. C’est une situation très courante.

Certaines de ces filles refusent cet état de fait et s’en vont. Elles réagissent en n’acceptant plus cette situation. Elles décident d’avoir une vie meilleure et partent dans la rue. C’est un choix. Les filles mais aussi les garçons qui sont dans ce cas sont souvent très intelligents et ont beaucoup plus d’initiatives que d’autres qui décident de subir. Un jour, ils ont le courage de dire non à ce genre de vie, ne l’acceptent plus et, dans la rue, s’unissent à des groupes, menant avec eux une vie en marge de la société.

C’est une vie difficile, car ils sont méprisés par les gens, insultés et souvent assassinés aussi. Mais ils résistent. Il faut lire leurs histoires. Pas tellement pour voir les différences mais pour voir ce qu’il y a de commun, les aspirations qui sont les vôtres et pour pouvoir les déceler plus clairement parce que leur situation de marginalisation est plus grande que celle de beaucoup d’autres jeunes.

Princesses  et  rêveurs 

J’ai écrit ce livre car j’ai rencontré des éducateurs de rue venus de Rome pour faire un séminaire ici. Ils me demandaient une aide et je leur ai proposé d’aller recueillir des histoires de vie de filles et de garçons là-bas. Ils ont accepté.

J’ai été tout de suite bouleversé car je ne m’attendais pas à rencontrer des jeunes abandonnés. Et je me suis retrouvé face à des jeunes extrêmement intelligents, autonomes et avec une intense volonté de vivre. Les enfants des rues, vous pouvez me croire, en les regardant de l’extérieur, ce sont des jeunes drogués, qui causent des problèmes aux autres, qui volent pour vivre, des filles qui offrent parfois des services sexuels pour survivre, etc. Mais quand on découvre leur univers intérieur, il y a une extrême sensibilité dans leur propos et dès la première interview j’ai été émerveillé.

En les voyant vivre et en participant aussi à des moments de leur vie, en voyant comment ils étaient traités dans des institutions, je me suis rendu compte que celles-ci ne répondaient pas à leur attentes car elles ne les respectaient pas comme êtres humains: on les soumet aux adultes et on les enferme dans des institutions. «Le plus difficile, ce n’est pas d’éloigner les jeunes de la drogue mais de les soumettre aux adultes» me racontait une directrice d’une de ces institutions. Je me suis alors demandé pourquoi ils devaient être à nouveau soumis aux adultes puis-qu’ils s’étaient libérés de leur tutelle, eux qui étaient violents et injustes à leur égard.

Alors je me suis dit qu’il devait avoir moyen, en parlant avec ces jeunes, de former un mouvement qui ne les enferme pas et qui les respecte. Il est possible de sortir de la rue sans rentrer dans une institution, de sortir de la drogue sans rentrer dans une communauté thérapeutique. C’était ça, le début de  mon action. Alors on a commencé lentement.

Les rêves, c’est bien mais il faut du temps. Ici, c’est un rêve qui naissait. J’ai  connu ces jeunes de rue et ça a bouleversé ma vie. On se rend compte qu’on vit dans un monde qui est injuste, qu’il y a des gens qui n’ont pas de quoi vivre, humiliés, pas respectés comme êtres humains... Souvent on donne trop d’importance à des choses inutiles comme l’argent, les richesses ou le pouvoir et on passe finalement à coté de l’essentiel qui est l’amitié, le rapport avec les autres... Parce que l’amitié, ces jeunes savent bien ce que c’est, ils savent mieux que nous, les adultes, ce qu’est  l’importance de l’amitié dans une vie. Les jeunes de rue t’enseignent cela car ils donnent peu d’importance aux biens matériaux. Tout ce qu’ils ont, ils le tiennent dans un sac en plastique qu’ils laissent là s’il le faut. L’amitié des jeunes des rues, c’était le cadeau le plus beau que ai réussi à avoir dans ma vie et qui m’a fait comprendre qu’en dehors de l’amitié, la vie n’a pas de sens.

Qu’est-ce qu’on eut faire pour apporter quelque chose à ces  jeunes?

Vous savez, il ne faut pas toujours penser à ce que vous pouvez donner à ces gens-là mais plutôt ce que vous pouvez en recevoir. De plus, ce qui est important, c’est moins ce que tu vas faire pour eux là-bas que ce que tu vas faire pour vous ici…

Propos recueillis par les jeunes du CASI-UO

Gérard LUTTE